VIII
LE LOUP! LE LOUP!

 

 

 

Le cas de Robert.

Théorie du surmoi.

Le trognon de la parole.

 

 

Vous avez pu vous familiariser, à travers notre dialogue, avec l'ambition qui préside à notre commentaire, celle de repenser les textes fondamentaux de l'expérience analytique. L'âme de notre approfondissement, c'est l'idée suivante – ce qui, dans une expérience est toujours le mieux vu, c'est ce qui est à une certaine distance. Aussi bien n'est-il pas surprenant que ce soit maintenant, et ici, que nous soyons amenés, pour comprendre l'expérience analytique, à repartir de ce qui est impliqué dans sa donnée la plus immédiate, à savoir la fonction symbolique, ou ce qui est exactement la même chose dans notre vocabulaire – la fonction de la parole.

Ce domaine central de l'expérience analytique, nous le retrouvons partout indiqué dans l'oeuvre de Freud, jamais nommé, mais indiqué à tous ses pas. Je ne crois rien forcer en disant que c'est ce qui peut immédiatement se traduire d'un texte freudien quelconque, presque algébriquement. Et cette traduction donne la solution de nombre d'antinomies qui se manifestent chez Freud avec cette honnêteté qui fait qu'un texte de lui n'est jamais clos, comme si tout le système était là.

Pour la prochaine séance, je désirerais beaucoup que quelqu'un se chargeât du commentaire d'un texte qui est exemplaire de ce que je viens de vous exprimer. La rédaction de ce texte se situe entre Remémoration, répétition et élaboration et Observations sur l'amour de transfert, qui sont deux des textes les plus importants du recueil des Écrits techniques. Il s'agit de l’Introduction à la notion du narcissisme.

C'est un texte que nous ne pouvons pas ne pas intégrer à notre progrès, dès lors que nous abordons la situation de dialogue analytique. Vous en conviendrez, si vous savez les prolongements impliqués dans ces termes de situation et de dialogue – dialogue entre guillemets.

Nous avons essayé de définir dans son champ propre la résistance. Puis, nous avons formulé une définition du transfert. Or, vous sentez bien toute la distance qu'il y a entre – la résistance, qui sépare le sujet de la parole pleine que l'analyse attend de lui, et qui est fonction de cet infléchissement anxiogène que constitue dans son mode le plus radical, au niveau de l'échange symbolique, le transfert – et ce phénomène que nous manions techniquement dans l'analyse et qui nous paraît être le ressort énergétique, comme Freud s'exprime, du transfert, à savoir l'amour.

Dans les Observations sur l'amour de transfert, Freud n'hésite pas à appeler le transfert du nom d'amour. Freud élude si peu le phénomène amoureux, passionnel, dans son sens plus concret, qu'il va jusqu'à dire qu'il n'y a, entre le transfert et ce que nous appelons dans la vie l'amour, aucune distinction vraiment essentielle. La structure de ce phénomène artificiel qu'est le transfert et celle du phénomène spontané que nous appelons l'amour, et très précisément l'amour-passion, sont, sur le plan psychique, équivalentes.

Il n'y a, de la part de Freud, aucune élusion du phénomène, aucune tentative de dissoudre le scabreux dans ce qui serait du symbolisme, au sens où on l'entend habituellement – l'illusoire, l'irréel. Le transfert, c'est l'amour.

Nos entretiens vont maintenant se centrer autour de l’amour de transfert, pour en terminer avec l'étude des Ecrits techniques. Cela nous emportera au coeur de cette autre notion, que j'essaie d'introduire ici, et sans laquelle aussi il n'est pas possible de faire une juste répartition de ce que nous manions dans notre expérience – la fonction de l'imaginaire.

Ne croyez pas que cette fonction de l'imaginaire soit absente des textes de Freud. Elle ne l'est pas plus que la fonction symbolique. Tout simplement, Freud ne l'a pas mise au premier plan, et ne l'a pas relevée partout où on peut la trouver. Quand nous étudierons l’Introduction au narcissisme, vous verrez que Freud lui-même, pour désigner la différence entre ce qui est démence précoce, schizophrénie, psychose, et ce qui est névrose, ne trouve pas d'autre définition que celle-ci, qui paraîtra peut-être surprenante à certains d'entre vous. Le patient qui souffre d'hystérie, ou de névrose obsessionnelle, a comme le psychotique et aussi loin que va l'influence de sa maladie, abandonné sa relation à la réalité, mais l'analyse montre qu'il n'a d'aucune façon brisé pour autant toutes ses relations érotiques avec les personnes et les choses ; il les soutient, maintient, retient encore dans le fantasme. Il a d'un côté substitué aux objets réels des objets imaginaires fondés sur ses souvenirs, ou a mêlé les deux – rappelez-vous notre schéma de la dernière fois – tandis que d'un autre côté il a cessé de diriger ses activités motrices vers l'atteinte de ses buts en connexion avec des objets réels. C'est uniquement à cette condition de la libido que nous pouvons légitimement appliquer le terme d'introjection de la libido, dont Jung a usé d'une façon non-discriminée. Il en est autrement avec le paraphrénique. Il paraît réellement avoir retiré sa libido des personnes et des choses du monde extérieur, sans les remplacer par d'autres fantasmes. Cela signifie bien qu'il recrée ce monde imaginatif. Le procès semble un procès secondaire et fait partie de son effort vers la reconstruction qui a pour but de diriger de nouveau la libido vers un objet.

Nous entrons là dans la distinction essentielle à faire entre névrose et psychose, quant au fonctionnement de l'imaginaire, distinction que l'analyse de Schreber que nous pourrons, j'espère, commencer avant la fin de l'année, nous permettra d'approfondir.

Pour aujourd'hui, je céderai la parole à Rosine Lefort, mon élève, ici présente à ma droite, dont j'ai appris hier soir qu'à notre sous-groupe de psychanalyse des enfants, elle a apporté l'observation d'un enfant dont elle m'avait parlé depuis longtemps. C'est un de ces cas graves qui nous laissent dans un grand embarras quant au diagnostic, dans une grande ambiguïté nosologique. Mais en tout état de cause, Rosine Lefort a su le voir avec une grande profondeur, comme vous pourrez le constater.

De même que nous sommes partis, il y a deux conférences en arrière, de l'observation de Mélanie Klein, c'est aujourd'hui à Rosine Lefort que je cède la parole. Elle ouvrira, dans toute la mesure où le temps nous le permettra, des questions auxquelles je m'efforcerai d'apporter des réponses qui pourront la prochaine fois être insérées dans ce que j'exposerai sous la rubrique du Transfert dans l'imaginaire.

Chère Rosine, exposez-nous le cas de Robert.

 

1

 

Le cas de robert

 

Mme Lefort : – Robert est né le 4 mars 1918. Son histoire a été reconstituée difficilement, et c'est surtout grâce au matériel apporté en séances qu'on a pu savoir les traumatismes subis.

Son père est inconnu. Sa mère est actuellement internée comme paranoïaque. Elle l'a gardé avec elle jusqu'à l'âge de cinq mois, errant de maison en maison. Elle négligea les soins essentiels jusqu'à oublier de le nourrir. On devait sans cesse lui rappeler les soins à donner à son enfant : toilette, nourriture. Il s'avère que cet enfant négligé l'a été au point de souffrir de la faim. Il a dû être hospitalisé à l'âge de cinq mois dans un grand état d'hypotrophie et de dénutrition.

A peine hospitalisé, il a fait une otite bilatérale qui a nécessité une mastoïdectomie double. Il a été ensuite envoyé à Paul Parquet, dont tout le monde connaissait la stricte pratique de prophylaxie. Là, il est isolé, et nourri à la sonde à cause de son anorexie. Il en sort à neuf mois, rendu à sa mère presque de force. On ne sait rien des deux mois qu’il passe alors avec elle. On retrouve sa trace lors de son hospitalisation à onze mois où il est de nouveau dans un état de dénutrition marqué. Il sera définitivement et légalement abandonné quelques mois plus tard sans avoir revu sa mère.

A dater de cette époque jusqu'à l'âge de trois ans et neuf mois, cet enfant a subi vingt-cinq changements de résidence, passant dans des institutions d'enfants ou des hôpitaux, sans jamais de placement nourricier proprement dit. Ces hospitalisations ont été nécessitées par ses maladies infantiles, par une adénoïdectomie, par des examens neurologiques, ventriculographie, électro-encéphalographie, qu'on lui a fait passer – résultats normaux. On relève des évaluations sanitaires, médicales qui indiquent de profondes perturbations somatiques, puis, le somatique étant amélioré, des détériorations psychologiques. La dernière évaluation de Denfert, alors que Robert à trois ans et demi, propose un internement qui ne pouvait être que définitif, pour état parapsychotique non franchement défini. Le test de Gesell donne un Q. D. de 43.

Il arriva donc à trois ans et neuf mois à l'institution, dépendance du dépôt de Denfert, où je le pris en traitement. A ce moment, il se présentait de la manière suivante.

Au point de vue staturo-pondéral, il était en très bon état, à part une otorrhée bilatérale chronique. Au point de vue moteur, il avait une démarche pendulaire, une grande incoordination de mouvements, une hyperagitation constante. Au point de vue du langage, absence totale de parole coordonnée, cris fréquents, rires gutturaux et discordants. Il ne savait dire que deux mots qu'il criait –  Madame ! et Le loup ! Ce mot, Le loup !, il le répétait à longueur de journée, ce qui fit que je l'ai surnommé l'enfant-loup, car c'était vraiment la représentation qu'il avait de lui-même.

Au point de vue du comportement, il était hyperactif, tout le temps agité de mouvements brusques et désordonnés, sans but. Activité de préhension incohérente – il jetait son bras en avant pour prendre un objet et s'il ne l'atteignait pas, il ne pouvait pas rectifier, et devait recommencer le mouvement dès le départ. Troubles variés du sommeil. Sur ce fond permanent, il avait des crises d'agitation convulsive, sans convulsions vraies, avec rougeur de la face, hurlements déchirants, à l'occasion des scènes routinières de sa vie – le pot, et surtout le vidage du pot, le déshabillage, la nourriture, les portes ouvertes qu'il ne pouvait supporter, non plus que l’obscurité, les cris des autres enfants, et ainsi que nous le verrons, les changements de pièce.

Plus rarement, il avait des crises diamétralement opposées où il était complètement prostré, regardant sans but, comme dépressif.

Avec l'adulte, il était hyperagité, non différencié, sans vrai contact. Les enfants, il semblait les ignorer, mais quand l'un d'eux criait ou pleurait, il entrait dans une crise convulsive. Dans ces moments de crises, il devenait dangereux, il devenait fort, il étranglait les autres enfants, et on a dû l'isoler pour la nuit et pour les repas. On ne voyait alors aucune angoisse, ni aucune émotion.

Nous ne savions pas très bien dans quelle catégorie le ranger. Mais on a quand même tenté un traitement, tout en se demandant si on arriverait à quelque chose.

Je vais vous parler de la première année du traitement, qui a été ensuite arrêté pendant un an. Le traitement a connu plusieurs phases.

 

Au cours de la phase préliminaire, il gardait le comportement qu'il avait dans la vie. Cris gutturaux. Il entrait dans la pièce courant sans arrêt, hurlant, sautant en l'air et retombant accroupi, se prenant la tête entre les mains, ouvrant et fermant la porte, allumant et éteignant la lumière. Les objets, il les prenait ou bien les rejetait, ou encore les entassait sur moi. Prognathisme très marqué.

La seule chose que j'ai pu dégager de ces premières séances, c'était qu'il n'osait pas s'approcher du biberon de lait, ou qu'il s'en approchait à peine en soufflant dessus. J'ai noté aussi un intérêt pour la cuvette qui, pleine d'eau, semblait déclencher une véritable crise de panique.

A la fin de cette phase préliminaire, lors d'une séance, après avoir tout entassé sur moi dans un état de grande agitation, il a filé, et je l'ai entendu au haut de l'escalier qu'il ne savait pas descendre tout seul, dire, sur un ton pathétique, sur une tonalité très basse qui ne lui était pas habituelle, Maman, face au vide.

Cette phase préliminaire s'est terminée, en dehors du traitement. Un soir, après le coucher, debout sur son lit, avec des ciseaux en plastique, il a essayé de couper son pénis devant les autres enfants terrifiées.

 

Dans la seconde partie du traitement, il a commencé à exposer ce qu'était pour lui Le loup ! Il criait cela tout le temps.

Il a commencé, un jour, par essayer d'étrangler une petite fille que j'avais en traitement. On a dû les séparer et le mettre dans une autre pièce. Sa réaction fut violente, son agitation intense. J'ai dû venir et le ramener dans la pièce où il vivait d'habitude. Dès qu'il y a été, il a hurlé – Le loup ! et il a commencé à tout jeter à travers la pièce, c'était le réfectoire – nourriture et assiettes. Les jours suivants, chaque fois qu'il passait devant la pièce où il avait été mis, il hurlait – Le loup !

Cela éclaire aussi le comportement qu'il avait envers les portes qu'il ne pouvait supporter ouvertes, il passait son temps en séance à les ouvrir pour me les faire refermer et hurler – Le loup !

Il faut là se souvenir de son histoire – les changements de lieux, de pièces, étaient pour lui une destruction, puisqu'il avait changé sans arrêt de lieux comme d'adultes. C'était devenu pour lui un véritable principe de destruction, qui avait intensément marqué les manifestations primordiales de sa vie d'ingestion et d'excrétion. Il l'a exprimé principalement dans deux scènes, l’une avec le biberon et l'autre avec le pot.

Il avait fini par prendre le biberon. Un jour, il est allé ouvrir la porte, et a tendu le biberon à quelqu'un d'imaginaire – lorsqu'il était seul avec un adulte dans une pièce, il continuait à se comporter comme s'il y avait d'autres enfants autour de lui. Il a tendu le biberon. Il est revenu en arrachant la tétine, il me l'a fait remettre, a tendu à nouveau le biberon dehors, a laissé la porte ouverte, m'a tourné le dos, a avalé deux gorgées de lait, et, face à moi, a arraché la tétine, renversé la tête en arrière, s'est inondé de lait, a versé le reste sur moi. Et, pris de panique il est parti, inconscient et aveugle. J'ai dû le ramasser dans l'escalier où il commençait à rouler. J'ai eu l’impression à ce moment-là qu'il avait avalé la destruction et que la porte ouverte et le lait étaient liés.

La scène du pot qui a suivi était marquée du même caractère de destruction. Il se croyait obligé au début du traitement, défaire caca en séance, en pensant que s'il me donnait quelque chose, il me gardait. Il ne pouvait le faire que serré contre moi, s'asseyant sur le pot, tenant d'une main mon tablier, de l'autre main le biberon ou un crayon. Il mangeait avant, et surtout après. Non pas du lait mais des bonbons et des gâteaux.

L'intensité émotionnelle témoignait d'une grande peur. La dernière de ces scènes a éclairé la relation pour lui entre la défécation et la destruction par les changements.

Au cours de cette scène, il avait commencé par faire caca, assis à côté de moi. Puis, son caca à côté de lui, il feuilletait les pages d'un livre, tournant les pages. Puis il a entendu un bruit à l'extérieur. Fou de peur, il est sorti, a pris son pot, et l'a déposé devant la porte de la personne qui venait d'entrer dans la pièce à côté. Puis il est revenu dans la pièce où j'étais, et s'est plaqué contre la porte, en hurlant – Le loup ! Le loup !

J'ai eu l’impression d'un rite propitiatoire. Ce caca, il était incapable de me le donner. Il savait dans une certaine mesure que je ne l'exigeais pas. Il est allé le mettre à l'extérieur, il savait bien qu'il allait être jeté, donc détruit. Je lui interprétai alors son rite. Là-dessus, il est allé chercher le pot, l'a remis dans la pièce à côté de moi, l'a caché avec un papier en disant « a pu, a pu », comme pour n'être pas obligé de le donner.

Alors il commença d'être agressif contre moi, comme si en lui donnant la permission de se posséder à travers ce caca dont il pouvait disposer, je lui avais donné la possibilité d'être agressif. Evidemment, ne pouvant pas jusque-là posséder, il n'avait pas le sens de l'agressivité, mais seulement celui de l’autodestruction, et ceci quand il attaquait les autres enfants.

A partir de ce jour, il ne s'est plus cru obligé de faire caca en séance. Il a employé des substituts symboliques, le sable. Sa confusion était grande entre lui-même, les contenus de son corps, les objets, les enfants, les adultes qui l'entouraient. Son état d'anxiété, d'agitation, devenait de plus en plus grand. Dans la vie, il devenait intenable. Moi-même, j'assistais en séance à de véritables tourbillons où j'avais assez de peine d'intervenir.

 

 

Ce jour-là, après avoir bu un peu de lait, il en renversa par terre, puis jeta du sable dans la cuvette d'eau, remplit le biberon avec du sable et de l’eau, fit pipi dans le pot, mit du sable dedans. Puis il ramassa du lait mélangé de sable et d'eau, ajouta le tout dans le pot, et mit par-dessus le poupon en caoutchouc et le biberon. Et il me confia le tout.

A ce moment-là, il est allé ouvrir la porte, et est revenu la figure convulsée de peur. Il a repris le biberon qui était dans le pot et l'a cassé s'acharnant dessus jusqu'à le réduire en petites miettes. Il les a ramassées ensuite soigneusement, et les a enfouies dans le sable du pot. Il était dans un tel état qu'il a fallu que je le redescende, sentant que je ne pouvais plus rien pour lui. Il a emporté ce pot. Une parcelle de sable est tombée par terre déclenchant en lui une invraisemblable panique. Il a fallu qu'il ramasse la moindre bribe de sable, comme si c'était un morceau de lui-même, et il hurlait – Le loup ! Le loup !

Il n'a pas pu supporter de rester dans la collectivité, il n'a pu supporter qu'aucun enfant ne s'approche de son pot. On dut le coucher dans un état de tension intense, qui ne céda de façon spectaculaire qu'après une débâcle diarrhéique, qu'il étendit partout avec ses mains dans son lit ainsi que sur les murs.

Toute cette scène était si pathétique, vécue avec une telle angoisse, que j'étais très inquiète, et j'ai commencé à réaliser l'idée qu'il avait de lui-même.

Il l'a précisé le lendemain, où j'avais dû le frustrer, il a couru à la fenêtre, l'a ouverte, a crié – Le loup ! Le loup ! et voyant son image dans la vitre, l'a frappé en criant – Le loup ! Le loup !

Robert se représentait ainsi, il était Le loup ! C'est sa propre image qu’il frappe ou qu'il évoque avec tant de tension. Ce pot où il a mis ce qui entre en lui-même et ce qui en sort, le pipi et le caca, puis une image humaine, la poupée, puis les débris du biberon, c'était vraiment une image de lui-même, semblable à celle du loup, comme en a témoigné la panique lorsqu'un peu de sable était tombé par terre. Successivement et à la fois, il est tous les éléments qu'il a mis dans le pot. Il n'était que la série des objets par lesquels il entrait en contact avec la vie quotidienne, symboles des contenus de son corps. Le sable est le symbole des fèces, l'eau celui de l'urine, le lait celui de ce qui entre dans son corps. Mais la scène du pot montre qu'il différenciait très peu tout cela. Pour lui, tous les contenus sont unis dans le même sentiment de destruction permanente de son corps, qui, par opposition à ces contenus, représente le contenant, et qu'il a symbolisé par le biberon cassé, dont les morceaux furent enfouis dans ces contenus destructeurs.

 

A la phase suivante, il exorcisait Le loup ! Je dis exorcisme parce que cet enfant me donnait l’impression d'être un possédé. Grâce à ma permanence, il a pu exorciser, avec un peu de lait qu'il avait bu, les scènes de la vie quotidienne qui lui faisaient tant de mal.

A ce moment-là, mes interprétations ont surtout tendu à différencier les contenus de son corps au point de vue affectif. Le lait est ce qu'on reçoit. Le caca est ce qu'on donne, et sa valeur dépend du lait qu'on a reçu. Le pipi est agressif.

De nombreuses séances se sont déroulées ainsi. A ce moment où il faisait pipi dans le pot, il m’annonçait – Pas caca, c'est pipi. Il était désolé. Je le rassurais lui disant qu'il avait trop peu reçu pour pouvoir donner quelque chose sans que cela le détruise. Cela le rassurait. Il pouvait alors aller vider le pot aux cabinets.

Le vidage du pot s'entourait de beaucoup de rites de protection. Il commença par vider l'urine dans le lavabo des wc en laissant le robinet d'eau couler de façon à pouvoir remplacer l'urine par l'eau. Il remplissait le pot, le faisant déborder largement, comme si un contenant n'avait d'existence que par son contenu et devait déborder comme pour le contenir à son tour. Il y avait là une vision syncrétique de l'être dans le temps, comme contenant et contenu tout à fait comme dans la vie intra-utérine.

Il retrouvait ici cette image confuse qu'il avait de lui-même. Il vidait ce pipi, et essayait de le rattraper, persuadé que c'était lui qui s'en allait. Il hurlait – Le loup !, et le pot ne pouvait avoir pour lui de réalité que plein. Toute mon attitude fut de lui montrer la réalité du pot, qui restait après avoir été vidé de son pipi ; comme lui, Robert, restait après avoir fait pipi, comme le robinet n'était pas entraîné par l'eau qui coule.

A travers ces interprétations et ma permanence, Robert introduisit progressivement un délai entre le vidage et le remplissage, jusqu'au jour où il a pu revenir triomphant avec un pot vide dans ses bras. Il avait visiblement acquis l'idée de la permanence de son corps. Ses vêtements étaient pour lui son contenant, et lorsqu'il en était dépouillé, c'était la mort certaine. La scène du déshabillage était pour lui l'occasion de véritables crises, la dernière avait duré trois heures, pendant laquelle le personnel le décrivait comme possédé. Il hurlait – Le loup!, courant d'une chambre à l'autre, étalant sur les autres enfants les fèces qu'il trouvait dans les pots. C'est seulement une fois qu'il fut attaché qu'il se calma.

Le lendemain, il est venu en séance, a commencé à se déshabiller dans un grand état d'anxiété, et, tout nu, il est monté dans le lit. Il a fallu trois séances pour qu'il arrive à boire un peu de lait, tout nu dans le lit. Il montrait la fenêtre et la porte, et frappait son image en hurlant – Le loup !

Parallèlement, dans la vie quotidienne, le déshabillage était facile, mais suivi d'une grande dépression. Il se mettait à sangloter le soir sans raison, descendait se faire consoler par la surveillante, en bas, et s'endormait dans ses bras.

A la fin de cette phase, il a exorcisé avec moi le vidage du pot, ainsi que la scène du déshabillage, au travers de ma permanence, qui avait rendu le lait un élément constructeur. Mais, poussé par la nécessité de construire un minimum, il n'a pas touché au passé, il n'a compté qu'avec le présent de sa vie quotidienne, comme s'il était privé de mémoire.

 

Dans la phase suivante, c'est moi qui suis devenue Le loup !

Il profite du peu de construction qu'il a réussi à accomplir pour projeter sur moi tout le mal qu'il avait bu, et en quelque sorte, retrouver la mémoire. Il va ainsi pouvoir progressivement devenir agressif. Cela va devenir tragique. Poussé par le passé, il faut qu'il soit agressif contre moi, et pourtant, en même temps, je suis dans le présent celle dont il a besoin. Je dois le rassurer par mes interprétations, lui parler du passé qui l'oblige à être agressif, et l'assurer que ça n'entraîne pas ma disparition, ni son changement de lieu, ce qui est toujours pris par lui comme une punition.

Quand il avait été agressif avec moi, il essayait de se détruire. Il se représentait par un biberon, et essayait de le casser. Je le lui retirais des mains, car il n'était pas en état de supporter de le casser. Il reprenait alors le cours de la séance, et son agressivité envers moi se poursuivait.

A ce moment-là, il m'a fait jouer le rôle de sa mère affamante. Il m'a obligée à m'asseoir sur une chaise où il y avait sa timbale de lait, afin que je la renverse, le privant ainsi de sa nourriture bonne. Il s'est mis alors à hurler –  Le loup !, a pris le berceau et le baigneur, et les a jetés dehors par la fenêtre. Il s'est retourné contre moi, et, avec une grande violence il m'a fait ingurgiter de l'eau sale en hurlant – Le loup ! Le loup ! Ce biberon représentait ici la mauvaise nourriture, et renvoyait à la séparation d'avec sa mère, qui l'avait privé de nourriture, et à tous les changements qu'on lui avait fait subir.

Parallèlement, il m'a chargée d'un autre rôle de la mauvaise mère, le rôle de celle qui part. Un soir, il m'a vue partir de l'institution. Le lendemain, il a réagi alors qu'il m'avait vue partir d'autres fois sans être capable d'exprimer l'émotion qu'il pouvait en ressentir. Ce jour-là, il a fait pipi sur moi dans un grand état d'agressivité, et d'anxiété aussi.

Cette scène n'était que le prélude à une scène finale, qui eut pour résultat de me charger définitivement de tout le mal qu'il avait subi, et de projeter en moi Le loup !

J'avais donc, parce que je partais, ingurgité le biberon avec l'eau sale et reçu le pipi agressif sur moi. J'étais donc Le loup! Robert s'en sépara au cours d'une séance en m'enfermant aux cabinets, puis retourna dans la pièce des séances, seul, monta dans le lit vide, et se mit à gémir. Il ne pouvait pas m'appeler, et il fallait bien pourtant que je revienne, puisque j'étais la personne permanente. Je suis revenue. Robert était étendu, pathétique, le pouce maintenu à deux centimètres de sa bouche. Et, pour la première fois dans une séance, il m'a tendu les bras et s'est fait consoler.

A partir de cette séance, on assiste dans l’institution à un changement total de son comportement.

J'ai eu l’impression qu'il avait exorcisé Le loup !

 

 

A partir de ce moment, il n'en a plus parlé, et il a pu passer à la phase suivante – la régression intra-utérine, c'est-à-dire la construction de son corps, de l'ego-body, qu'il n'avait pu faire jusqu'alors.

Pour employer la dialectique qu'il avait toujours employée lui-même, celle des contenus-contenants, Robert devait, pour se construire, être mon contenu, mais il devait s'assurer de ma possession, c'est-à-dire de son futur contenant.

Il a commencé cette période en prenant un seau plein d'eau, dont l'anse était une corde. Cette corde, il ne pouvait absolument pas supporter qu'elle soit attachée aux deux extrémités. Il fallait qu'elle penche d'un côté. J'avais été frappée du fait que lorsque j'avais été obligée de resserrer la corde pour porter le seau, il en avait ressenti une douleur qui semblait presque physique. Un jour, il a mis le seau plein d'eau entre ses jambes, a pris la corde et en a porté l'extrémité à son ombilic. J'ai eu alors l'impression que le seau c'était moi, et qu'il se rattachait à moi par un cordon ombilical. Ensuite, il a renversé le contenu du seau d'eau, s'est mis tout nu, puis s'est allongé dans cette eau, en position foetale, recroquevillé, s'étirant de temps en temps, et allant jusqu'à ouvrir sa bouche et la refermer sur le liquide, comme un foetus boit le liquide amniotique, ainsi que l'ont montré les dernières expériences américaines. J'avais l’impression qu'ainsi il se construisait.

Au début excessivement agité, il prit conscience d'une certaine réalité de plaisir, et tout aboutit à deux scènes capitales, agies avec un recueillement extraordinaire et une plénitude étonnante étant donné son âge et son état.

Dans la première de ces scènes, Robert, tout nu face à moi, a ramassé de l'eau, dans ses mains jointes, l'a portée à hauteur de ses épaules et l'a fait couler le long de son corps. Il a recommencé ainsi plusieurs fois, puis m'a dit alors, doucement – Robert, Robert.

Ce baptême par l'eau – car c'était un baptême étant donné le recueillement qu’il y mettait – fut suivi d'un baptême par le lait.

Il a commencé par jouer dans l'eau avec plus de plaisir que de recueillement. Ensuite, il a pris son verre de lait et l'a bu. Puis il a remis la tétine et a commencé à faire couler le lait du biberon le long de son corps. Comme ça n'allait pas assez vite, il a enlevé la tétine, et a recommencé, faisant couler le lait sur sa poitrine, son ventre et le long de son pénis avec un sentiment intense de plaisir

Puis il s'est tourné vers moi, et m'a montré ce pénis, le prenant dans sa main, l'air ravi. Ensuite il a bu du lait, s'en mettant ainsi dessus et dedans, de façon que le contenu soit à la fois contenu et contenant, retrouvant la même scène qu'il avait jouée avec l'eau.

 

Dans les phases qui suivent, il passe au stade de construction orale.

Ce stade est extrêmement difficile, très complexe. D'abord, il a quatre ans et il vit le plus primitif des stades. De plus, les autres enfants que je prends alors en traitement dans cette institution sont des filles, ce qui fait problème pour lui. Enfin les patterns de comportement de Robert n'ont pas totalement disparu et ont tendance à revenir chaque fois qu'il y a frustration.

Après le baptême par l'eau et par le lait, Robert a commencé par vivre cette symbiose qui caractérise la relation primitive mère-enfant. Mais lorsque l'enfant la vit vraiment, il n'existe normalement aucun problème de sexe, au moins dans le sens du nouveau-né vers sa mère. Tandis que là, il y en avait un.

Robert devait faire une symbiose avec une mère féminine, ce qui posait alors le problème de la castration. Le problème était d'arriver à lui faire recevoir la nourriture sans que cela entraîne sa castration.

Il a d'abord vécu cette symbiose dans une forme simple. Assis sur mes genoux, il mangeait. Ensuite, il prenait ma bague et ma montre et se les mettait, ou bien il prenait un crayon dans ma blouse et le cassait avec ses dents. Alors je le lui ai interprété. Cette identification à une mère phallique castratrice resta dès lors sur le plan du passé, et s'accompagna d'une agressivité réactionnelle qui évolua dans ses motivations. Il ne cassait plus la mine de son crayon que pour se punir de cette agressivité.

Par la suite, il put boire le lait au biberon, allongé dans mes bras, mais c'est lui même qui tenait le biberon. Ce n'est que plus tard qu'il a pu supporter que je tienne le biberon, comme si tout le passé lui interdisait de recevoir en lui, de moi, le contenu d'un objet aussi essentiel.

Son désir de symbiose était encore en conflit avec son passé. C'est pourquoi il prit le biais de se donner le biberon à lui-même. Mais à mesure qu'il faisait l’expérience, au travers d'autres nourritures, comme bouillies et gâteaux, que la nourriture qu'il recevait de moi à travers cette symbiose ne faisait pas de lui une fille, il put alors la recevoir de moi.

Il a d'abord tenté de se différencier de moi en partageant avec moi. Il me donnait à manger tout en disant, se palpant – Robert, puis me palpant – Pas Robert. Je me suis beaucoup servie de ça dans mes interprétations pour l'aider à se différencier. La situation cessa alors d'être seulement entre lui et moi, et il fit intervenir les petites filles que j'avais en traitement.

C'était un problème de castration, puisqu'il savait qu'avant lui et après lui, une petite fille montait en séance avec moi. La logique émotionnelle voulait donc qu'il se fasse fille, puisque c'était une fille qui rompait cette symbiose avec moi dont il avait besoin. La situation était conflictuelle. Il l'a jouée de différentes façons, faisant pipi assis sur le pot, ou bien le faisant debout, mais en se montrant agressif.

Robert était maintenant capable de recevoir, et capable de donner. Il me donna son caca sans crainte d'être châtré par ce don.

Nous arrivons alors à un palier du traitement qu'on peut résumer ainsi – le contenu de son corps n'est plus destructeur, mauvais, Robert est capable d'exprimer son agressivité en faisant pipi debout, et sans que l'existence et l'intégrité du contenant, c'est-à-dire du corps, soient mises en cause.

Le Q. D. au Gesell est passé de 43 à 80, et au Terman-Merill, il a un Q. I. de 75. Le tableau clinique a changé, les troubles moteurs ont disparu, le prognathisme aussi. Avec les autres enfants, il est devenu amical souvent protecteur des plus petits. On peut commencer à l'intégrer à des activités de groupe. Seul le langage reste rudimentaire, Robert ne fait jamais de phrases, n'emploie que les mots essentiels.

 

Puis je pars en vacances. Je suis absente pendant deux mois.

A mon retour, il joue une scène qui montre la coexistence en lui des patterns du passé et de la construction présente.

Pendant mon absence, son comportement était resté tel qu'il était – il exprimait sur son mode ancien, mais d'une façon très riche en raison de l'acquis, ce que la séparation représentait pour lui, sa crainte de me perdre.

Lorsque je suis revenue, il a vidé, comme pour les détruire, le lait, son pipi, son caca, puis a enlevé son tablier et l'a jeté dans l'eau. Il a détruit ainsi ses anciens contenus et son ancien contenant, retrouvés par le traumatisme de mon absence.

Le lendemain, débordé par sa réaction psychologique, Robert s'exprimait sur le plan somatique – diarrhée profuse, vomissement, syncope. Il se vidait complètement de son image passée. Seule ma permanence pouvait faire la liaison avec une nouvelle image de lui-même – comme une nouvelle naissance.

A ce moment-là, il a acquis une nouvelle image de lui-même. Nous le voyons en séance rejouer des anciens traumatismes que nous ignorions. Robert boit le biberon, met la tétine dans son oreille, et casse ensuite le biberon, dans un état de violence très grande.

Or, il a été capable de le faire sans que l’intégrité de son corps en ait souffert. Il s'est séparé de son symbole du biberon, et a pu s'exprimer par le biberon en tant qu'objet. Cette séance était tellement frappante, il l'a répétée deux fois, que j'ai fait une enquête pour savoir comment s'était passée l’antrotomie subie à cinq mois. On apprit alors que dans le service O. R. L. où il avait été opéré, il n'avait pas été anesthésié, et que pendant cette opération douloureuse, on lui maintenait de force dans la bouche un biberon d'eau sucrée.

Cet épisode traumatique a éclairé l'image que Robert avait construite d'une mère affamante, paranoïaque, dangereuse, qui certainement l'attaquait. Puis la séparation, un biberon maintenu de force, lui faisant avaler ses cris. Les gavages par tube, vingt-cinq changements successifs. J'ai eu l'impression que le drame de Robert était que tous ses fantasmes oraux-sadiques s'étaient réalisés dans ses conditions d'existence. Ses fantasmes étaient devenus la réalité.

 

 

Dernièrement, j'ai dû le confronter avec une réalité. J'ai été absente pendant un an, et je suis revenue enceinte de huit mois. Il m'a vue enceinte. Il a commencé par jouer avec des fantasmes de destruction de l'enfant.

J'ai disparu pour l'accouchement. Pendant mon absence, mon mari l'a pris en traitement, et il a joué la destruction de cet enfant. Lorsque je suis revenue, il m'a vue plate, et sans enfant. Il était donc persuadé que ses fantasmes étaient devenus réalité, qu'il avait tué l'enfant, et donc que j'allais le tuer.

Il a été extrêmement agité ces quinze derniers jours, jusqu'au jour où il a pu me le dire. Alors, là, je l'ai confronté avec la réalité. Je lui ai amené ma fille, de façon qu'il puisse maintenant faire la coupure. Son état d'agitation est tombé net, et quand je l'ai repris en séance le lendemain, il a commencé à m’exprimer enfin un sentiment de jalousie. Il s'attachait à quelque chose de vivant et non pas à la mort.

 

 

Cet enfant était toujours resté au stade où les fantasmes étaient réalité. C'est ce qui explique que ses fantasmes de construction intra-utérine dans le traitement aient été réalité, et qu'il ait pu faire une construction étonnante. S'il axait dépassé ce stade, je n'aurais pas pu obtenir cette construction de lui-même.

Comme je le disais hier, j'ai eu l’impression que cet enfant avait sombré sous le réel, qu'au début du traitement il n'y avait chez lui aucune fonction symbolique, et encore moins de fonction imaginaire.

 

II avait quand même deux mots.

 

2

 

M. Hyppolite : – C'est sur le mot Le loup que je voudrais poser une question. D'où est venu Le loup ?

Mme Lefort : – Dans les institutions d'enfants, on voit souvent les infirmières faire peur avec le loup. Dans l'institution où je l'ai pris en traitement, un jour que les enfants étaient insupportables, on les a enfermés au jardin d'enfants, et une infirmière est allée à l'extérieur faire le cri du loup pour les rendre sages.

 

M. Hyppolite : – Il  resterait à expliquer pourquoi la peur du loup s'est fixée sur lui, comme sur tant d'autres enfants.

 

Mme Lefort : – Le loup était évidemment la mère dévorante, en partie.

 

M. Hyppolite : – Croyez-vous que le loup est toujours la mère dévorante ?

 

Mme Lefort : – Dans les histoires enfantines on dit toujours que le loup va manger. Au stade sadique-oral, l'enfant a envie de manger sa mère, et il pense que sa mère va le manger. Sa mère devient le loup. Je crois que c'est probablement la genèse mais je ne suis pas sûre. Il y a dans l'histoire de cet enfant beaucoup de choses ignorées, que je n'ai pas pu savoir. Quand il voulait être agressif contre moi, il ne se mettait pas à quatre pattes et n'aboyait pas. A présent il le fait. Maintenant il sait qu'il est un humain, mais il a besoin, de temps en temps, de s'identifier à un animal, comme le fait un enfant de dix-huit mois. Et quand il veut être agressif il se met à quatre pattes, et fait ouh, ouh, sans la moindre angoisse. Puis il se relève, et continue le cours de la séance. Il ne peut encore exprimer son agressivité qu'à ce stade.

 

M. Hyppolite : – Oui, c'est entre zwingen et bezwingen. C'est toute la différence entre le mot où il y a la contrainte, et celui où il n'y a pas la contrainte. La contrainte, Zwang, est le loup qui lui donne l'angoisse, et l'angoisse surmontée, Bezwingung, c'est le moment où il joue le loup.

 

Mme Lefort : – Oui, je suis bien d'accord.

 

Le loup naturellement pose tous les problèmes du symbolisme : ce n'est pas une fonction limitable, puisque nous sommes forcés d'en chercher l'origine dans une symbolisation générale.

Pourquoi le loup? Ce n'est pas un personnage qui nous soit tellement familier dans nos contrées. Le fait que ce soit le loup qui soit choisi pour produire ces effets nous relie directement à une fonction plus large sur le plan mythique, folklorique, religieux, primitif. Le loup se rattache à toute une filiation par quoi nous arrivons aux sociétés secrètes, avec ce qu'elles comportent d'initiatique, soit dans l'adoption d'un totem, soit dans l'identification à un personnage.

Il est difficile de faire ces distinctions à propos d'un phénomène aussi élémentaire, mais je voudrais attirer votre attention sur la différence entre le surmoi, dans le déterminisme du refoulement, et l'idéal du moi.

Je ne sais si vous vous êtes aperçus de ceci – il y a là deux conceptions qui, dès qu'on les fait intervenir dans une dialectique quelconque pour expliquer un comportement de malade, paraissent dirigées exactement en sens contraire. Le surmoi est contraignant et l'idéal du moi exaltant.

Ce sont des choses qu'on tend à effacer, parce qu'on passe d'un terme à l'autre comme si les deux étaient synonymes. C'est une question qui méritera d'être posée à propos de la relation transférentielle. Quand on cherche le fondement de l'action thérapeutique, on dit que le sujet identifie l'analyste à son idéal du moi ou au contraire à son surmoi, et, dans le même texte on substitue l'un à l'autre au gré du développement de la démonstration, sans très bien expliquer la différence.

Je serai certainement amené à examiner la question du surmoi. Je dirai tout de suite que, si nous ne nous limitons pas à un usage aveugle, mythique, de ce terme, mot-clé, idole, le surmoi se situe essentiellement sur le plan symbolique de la parole, à la différence de l'idéal du moi.

Le surmoi est un impératif. Comme l'indique le bon sens et l'usage qu'on en fait, il est cohérent avec le registre et la notion de la loi, c'est-à-dire avec l'ensemble du système du langage, pour autant qu'il définit la situation de l'homme en tant que tel, c'est-à-dire en tant qu'il n'est pas seulement l'individu biologique. D'autre part, il faut accentuer aussi, et à rencontre, son caractère insensé, aveugle, de pur impératif, de simple tyrannie. Dans quelle direction pouvons-nous faire la synthèse de ces notions ?

Le surmoi a un rapport avec la loi, et en même temps c'est une loi insensée, qui va jusqu'à être la méconnaissance de la loi. C'est toujours ainsi que nous voyons agir chez le névrosé le surmoi. N'est-ce pas parce que la morale du névrosé est une morale insensée, destructive, purement opprimante, presque toujours anti-légale, qu'il a fallu élaborer dans l'analyse la fonction du surmoi?

Le surmoi est à la fois la loi et sa destruction. En cela, il est la parole même, le commandement de la loi, pour autant qu'il n'en reste plus que la racine. La loi se réduit tout entière à quelque chose qu'on ne peut même pas exprimer, comme le Tu dois, qui est une parole privée de tous ses sens. C'est dans ce sens que le surmoi finit par s'identifier à ce qu'il y a seulement de plus ravageant, de plus fascinant, dans les expériences primitives du sujet. Il finit par s'identifier à ce que j'appelle la figure féroce, aux figures que nous pouvons lier aux traumatismes primitifs, quels qu'ils soient, que l'enfant a subis.

Dans ce cas privilégié nous voyons là, incarnée, cette fonction du langage, nous la touchons du doigt sous sa forme la plus réduite, réduite à un mot dont nous ne sommes même pas capables de définir le sens et la portée pour l'enfant, mais qui pourtant le relie à la communauté humaine. Comme vous l'avez pertinemment indiqué, ce n'est pas un enfant-loup qui aurait vécu dans la simple sauvagerie, c'est un enfant parlant, et c'est par ce Le loup! que vous avez eu dès le début possibilité d'instaurer le dialogue.

Ce qu'il y a d'admirable dans cette observation, c'est le moment où après une scène que vous avez décrite disparaît l'usage du mot Le loup! C'est autour de ce pivot du langage, du rapport à ce mot qui est pour Robert le résumé d'une loi, que se passe le virage de la première à la seconde phase. Commence ensuite cette élaboration extraordinaire qui se termine par ce bouleversant auto-baptême, lorsqu'il prononce son propre prénom. Nous touchons là du doigt, sous sa forme la plus réduite, le rapport fondamental de l'homme au langage. C'est extraordinairement émouvant.

 

Quelles questions avez-vous encore à poser?

 

Mme Lefort : – Quel diagnostic ?

 

Eh bien il y a des gens qui ont déjà pris position là-dessus. Lang, on m'a dit que vous aviez dit hier soir quelque chose à ce sujet, qui m'a paru intéressant. Je pense que le diagnostic que vous avez porté n'est qu'analogique. En vous référant au tableau qui existe dans la nosographie, vous avez prononcé le mot de...

 

Dr Lang : – Délire hallucinatoire. On peut toujours essayer de chercher une analogie entre des troubles assez profonds du comportement des enfants et ce que nous connaissons chez des adultes. Et le plus souvent on parle de schizophrénie infantile quand on ne comprend pas très bien ce qui se passe. Il y a ici un élément essentiel qui manque pour qu'on puisse parler de schizophrénie, la dissociation. Il n'y a pas dissociation, parce qu'il y a à peine construction. Cela m'a semblé rappeler certaines formes d'organisation du délire hallucinatoire. J'ai fait de grandes réserves hier soir, car il y a un pas à franchir entre l'observation directe de l'enfant de tel âge et ce que nous connaissons de la nosographie habituelle. Il y aurait dans ce cas bien des choses à expliciter.

 

Oui. C'est ainsi que j'ai compris ce que vous aviez dit quand on me l'a rapporté. Un délire hallucinatoire, au sens où vous l'entendez d'une psychose hallucinatoire chronique, n'a qu'une chose de commun avec ce qui se passe chez ce sujet, c'est cette dimension, qu'a finement remarquée MmeLefort, qui est que cet enfant ne vit que le réel. Si le mot hallucination signifie quelque chose, c'est ce sentiment de réalité. Il y a dans l'hallucination quelque chose que le patient assume véritablement comme réel.

Vous savez combien cela reste problématique, même dans une psychose hallucinatoire. I1 y a dans la psychose hallucinatoire chronique de l'adulte une synthèse de l'imaginaire et du réel, qui est tout le problème de la psychose. On trouve ici une élaboration imaginaire secondaire que MmeLefort a mise en relief qui est littéralement la non-inexistence à l'état naissant.

Cette observation, je ne l'avais pas revue depuis longtemps. Et pourtant, la dernière fois où nous nous sommes rencontrés, je vous avais fait le grand schéma du vase et des fleurs, où les fleurs sont imaginaires, virtuelles, illusoires, et le vase réel ou inversement, car on peut disposer l'appareil dans le sens contraire.

Je ne peux, à cette occasion, que vous faire remarquer la pertinence de ce modèle, construit sur le rapport entre les fleurs-contenu et le vase-contenant. Car le système contenant-contenu, que j'ai déjà mis au premier plan de la signification que je donne au stade du miroir, nous le voyons là jouer à plein, et à nu. Nous voyons l'enfant se conduire avec la fonction plus ou moins mythique du contenant, et seulement à la fin pouvoir le supporter vide, comme l'a noté MmeLefort. Pouvoir en supporter la vacuité, c'est l'identifier enfin comme un objet proprement humain, c'est-à-dire un instrument, capable d'être détaché de sa fonction. Et c'est essentiel pour autant que dans le monde humain, il y a non seulement de l'utile, mais aussi de l'outil, c'est-à-dire des instruments, qui existent en tant que choses indépendantes.

 

M. Hyppolite : – Universelles.

 

Dr Lang : – Le passage de la position verticale du loup à la position horizontale est très amusante. Il me semble justement que le loup du début, c'est vécu.

 

Ce n'est ni lui ni quelqu'un d'autre, au début.

 

Dr Lang : – C'est la réalité.

 

Non je crois que c'est essentiellement la parole réduite à son trognon. Ce n'est ni lui, ni quelqu'un d'autre. Il est évidemment Le loup ! pour autant qu'il dit cette parole-là. Mais Le loup! c'est n'importe quoi en tant que ça peut être nommé. Vous voyez là l'état nodal de la parole. Le moi est ici complètement chaotique, la parole arrêtée. Mais c'est à partir de Le loup! qu'il pourra prendre sa place et se construire.

 

Dr Bargues : – J'avais fait remarquer qu'il y avait à un moment un changement, quand l'enfant jouait avec ses excréments. Il a donné, changé et pris du sable et de l'eau. Je pense que c'est l’imaginaire qu'il commençait à construire et à manifester. Il a pu déjà prendre une distance plus grande avec l'objet, ses excréments, et ensuite il a été de plus en plus loin. Je ne crois pas qu'on puisse parler de symbole au sens où vous l'entendez. Pourtant, hier, j'ai eu l'impression que Mme Lefort en parlait comme de symboles.

 

C'est une question difficile. C'est celle où nous nous exerçons ici, dans la mesure où ça peut être la clef de ce que nous désignons comme moi. Le moi, qu'est-ce que c'est? Ce ne sont pas des instances homogènes. Les unes sont des réalités, les autres sont des images, des fonctions imaginaires. Le moi lui-même en est une.

C'est ce sur quoi je voudrais en venir avant de nous quitter. Ce qu'il ne faut pas omettre, c'est ce que vous nous avez décrit au début, de façon si passionnante – le comportement moteur de cet enfant. Cet enfant semble n'avoir aucune lésion des appareils. Il a maintenant un comportement moteur de quelle nature ? Comment sont ses gestes de préhension ?

 

Mme Lefort : – Certes, il n'est plus comme au début.

 

Au début, comme vous l'avez dépeint, quand il voulait atteindre un objet, il ne pouvait le saisir que d'un seul geste. S'il manquait ce geste, il devait le recommencer depuis le départ. Donc il contrôle l'adaptation visuelle, mais il subit des perturbations de la notion de la distance. Cet enfant sauvage peut toujours, comme un petit animal bien organisé, attraper ce qu'il désire. Mais s'il y a faute ou lapsus de l'acte, il ne peut corriger qu'en reprenant le tout. Par conséquent, nous pouvons dire qu'il ne semble pas qu'il y ait chez cet enfant de déficit ni de retard portant sur le système pyramidal, mais nous nous trouvons devant des manifestations de faille dans les fonctions de synthèse du moi, au sens où nous entendons le moi dans la théorie analytique.

L'absence d'attention, l'agitation inarticulée que vous avez aussi notées au début, doivent également être rapportées à des défaillances des fonctions du moi. Il faut remarquer d'ailleurs que, à certains égards, la théorie analytique va jusqu'à faire de la fonction du sommeil une fonction du moi.

 

Mme Lefort : – Cet enfant qui ne dormait et ne rêvait pas, du fameux jour où il m'a enfermée les troubles moteurs se sont atténués, et il s'est mis à rêver la nuit, et à appeler sa mère en rêve.

 

C'est là que je voulais en venir. Je ne manque pas de rattacher directement l'atypie de son sommeil au caractère anomalique de son développement, dont le retard se situe précisément sur le plan de l'imaginaire, sur le plan du moi en tant que fonction imaginaire. Cette observation nous montre que, du retard de tel point du développement imaginaire, il résulte des perturbations dans certaines fonctions en apparence inférieures à ce que nous pouvons appeler le niveau superstructurel.

C'est le rapport entre la maturation strictement sensori-motrice et les fonctions de maîtrise imaginaire chez le sujet, qui fait le très grand intérêt de cette observation. Toute la question est là. Il s'agit de savoir dans quelle mesure c'est cette articulation-là qui est intéressée dans la schizophrénie.

Nous pouvons, selon notre penchant et l'idée que chacun de nous se fait de la schizophrénie, de son mécanisme et de son ressort essentiel, situer ou non ce cas dans le cadre d'une affection schizophrénique.

Il est certain que ce n'est pas une schizophrénie au sens d'un état, dans la mesure où vous nous en montrez la signification et la mouvance. Mais il y a là une structure schizophrénique de relation au monde et toute une série de phénomènes que nous pourrions rapprocher à la rigueur de la série catatonique. Certes, il n'y en a à proprement parler aucun symptôme, de sorte que nous ne pourrons situer le cas, dans un tel cadre, comme l'a fait Lang, que pour le repérer approximativement. Mais certaines déficiences, certains manques d'adaptation humaine, ouvrent vers quelque chose qui plus tard, analogiquement, se présentera comme une schizophrénie.

Je crois que l'on ne peut pas plus en dire, si ce n'est que c'est ce qu'on appelle un cas de démonstration. Après tout, nous n'avons aucune raison de penser que les cadres nosologiques sont là de toute éternité et nous attendaient. Comme disait Péguy, les petites vis entrent toujours dans les petits trous, mais il arrive des situations anormales où des petites vis ne correspondent plus à des petits trous. Qu'il s'agisse de phénomènes de l'ordre psychotique, plus exactement de phénomènes qui peuvent se terminer en psychose, cela ne me paraît pas douteux. Ce qui ne veut pas dire que toute psychose présente des débuts analogues.

Leclaire, c'est très spécialement à vous que je demande de nous sortir pour la prochaine fois quelque chose de l'Introduction au narcissisme, qui se trouve dans le tome IV des Collected Papers, ou dans le tome X des oeuvres complètes. Vous verrez qu'il s'agit de questions posées par le registre de l'imaginaire, que nous sommes en train d'étudier ici.

 

10 MARS 1954.